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<title>Évolution et Révolution</title>
</head>
<body>
<h2>Élisée Reclus</h2>
<h1>Évolution et Révolution</h1>
<h3>1891</h3>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc1">Évolution de lUnivers et Révolutions partielles</a></p>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc2">Acception fausse des termes «&nbsp;Évolution&nbsp;» et «&nbsp;Révolution&nbsp;»</a></p>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc3">Évolutionnistes. Les hypocrites et les timorés.</a></p>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc4">Évolution et Révolution, deux stades successifs dun même phénomène</a></p>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc5">Révolutions progressives et Révolutions régressives</a></p>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc6">Évènements complexes, à la fois décadence et progrès. Renaissance, Réforme, Révolution française.</a></p>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc7">Révolutions conscientes succèdant aux Révolutions instinctives</a></p>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc8">Objectif révolutionnaire et savoir naissant des révoltés</a></p>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc9">Nécessité de la Révolution. Loi de Malthus.</a></p>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc10">Ignorance des savants, instruction croissante du peuple</a></p>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc11">Corrélation du Savoir et du Pouvoir</a></p>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc12">Révolution prochaine, conséquence de lévolution accomplie. Inflexibilité nécessaire du Capital</a></p>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc13">Péjoration fatale de toutes les institutions du pouvoir, monarchiques ou républicaines</a></p>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc14">Sociétés opposées&nbsp;; forces en lutte</a></p>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc15">Disparition de la foi. Diminution respect. Pessimisme et suicide.</a></p>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc16">Internationale</a></p>
<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<a href="#toc17">Future coïncidence pacifique de lÉvolution et de la Révolution</a></p>
<h4>Évolution de lUnivers et Révolutions partielles</h4>
<p>Lévolution est le mouvement infini de tout ce qui existe, la transformation incessante de lUnivers et de toutes ses parties depuis les origines éternelles et pendant linfini des âges. Les voies lactées qui font leur apparition dans les espaces sans bornes, qui se condensent et se dissolvent pendant les millions et les milliards de siècles, les étoiles, les astres qui naissent, qui sagrègent et qui meurent, notre tourbillon solaire avec son astre central, ses planètes et ses lunes, et, dans les limites étroites de notre petit globe terraqué, les montagnes qui surgissent et qui seffacent de nouveau, les océans qui se forment pour tarir ensuite, les fleuves quon voit perler dans les vallées, puis se dessécher comme la rosée du matin, les générations des plantes, des animaux et des hommes qui se succèdent, et nos millions de vies imperceptibles de lhomme au moucheron, tout cela nest que phénomène de la grande évolution entraînant toutes choses dans son tourbillon sans fin.</p>
<p>En comparaison de ce fait primordial de lévolution et de la vie universelle, que sont tous ces petits événements que nous appelons des révolutions, astronomiques, géologiques ou politiques&nbsp;? Des vibrations presque insensibles, des apparences, pourrait-on dire. Cest par myriades et par myriades que les révolutions se succèdent dans lévolution universelle&nbsp;; mais si minimes quelles soient, elles font partie de ce mouvement infini.</p>
<h4>Acception fausse des termes «&nbsp;Évolution&nbsp;» et «&nbsp;Révolution&nbsp;»</h4>
<p>Ainsi la science ne voit aucune opposition entre ces deux mots dÉvolution et Révolution, qui se ressemblent si fort&nbsp;; mais dans le langage commun ils sont employés dans un sens bien distinct de leur signification première. Loin dy voir des faits du même ordre ne différant que par lampleur du mouvement, les hommes timorés que tout changement emplit deffroi affectent de donner aux deux termes un sens absolument opposé. LÉvolution, synonyme de développement graduel, continu, dans les idées et dans les mœurs, est présentée comme si elle était le contraire de cette chose effrayante, la Révolution, qui implique des changements plus ou moins brusques dans les faits. Cest avec un enthousiasme apparent ou même sincère quils discourent de lévolution, des progrès lents qui saccomplissent dans les cellules cérébrales, dans le secret des intelligences et des coeurs, mais quon ne leur parle pas de labominable révolution qui séchappe soudain des esprits pour éclater dans les rues, accompagnée parfois par les hurlements de la foule et le fracas des armes.</p>
<p>Constatons tout dabord que si le mot dévolution est accepté volontiers par ceux-là même qui voient les révolutionnaires avec horreur, cest quils ne se rendent point compte de la valeur du mot, car de la chose elle-même ils ne veulent à aucun prix. Ils parlent bien du progrès en termes généraux, mais ils repoussent le progrès en particulier. Ils trouvent que la société actuelle, toute mauvaise quelle est et quils la voient eux-mêmes, est bonne à conserver&nbsp;; il leur suffit quelle réalise leur idéal, richesse, pouvoir ou bien-être. Puisquil y a des riches et des pauvres, des puissants et des sujets, des maîtres et des serviteurs, des Césars qui ordonnent le combat et des gladiateurs qui vont mourir, les gens avisés nont quà se mettre du côté des riches et des maîtres, à se faire les courtisans des Césars. Cette société donne du pain, de largent, des places, des honneurs, eh bien&nbsp;! que les hommes desprit sarrangent de manière à prendre leur part, et la plus large possible, de tous les présents de la destinée&nbsp;! Si quelque bonne étoile, présidant à leur naissance, les a dispensés de toute lutte en leur donnant en héritage le nécessaire et le superflu, de quoi se plaindraient-ils&nbsp;? Ils se persuadent sans peine que tout le monde est aussi satisfait quils le sont eux-mêmes. Pour lhomme repu, tout le monde a bien dîné. Quant à légoïste que la société na pas richement doté dès son berceau, du moins peut-il espérer de conquérir sa place par lintrigue ou par la flatterie, par un heureux coup du sort ou même par un travail acharné mis au service des puissants. Comment sagirait-il pour lui dévolution sociale&nbsp;? Évoluer vers la fortune est sa seule ambition&nbsp;! Autant demander un cours de philosophie à des gamins qui se disputent des sous jetés dun balcon par quelque facétieux bourgeois&nbsp;!</p>
<h4>Évolutionnistes. Les hypocrites et les timorés.</h4>
<p>Mais il est cependant des timorés qui croient honnêtement à lévolution des idées et qui néanmoins, par un sentiment de peur instinctive, veulent éviter toute révolution. Ils lévoquent et la conjurent en même temps&nbsp;: ils critiquent la société présente et rêvent de la société future avec une vague espérance quelle apparaîtra soudain, par une sorte de miracle, sans que le craquement de la rupture se produise entre le monde passé et et le monde futur. Êtres incomplets, ils nont que le désir, sans avoir la pensée&nbsp;; ils imaginent, mais ils ne savent point vouloir. Appartenant aux deux mondes à la fois, ils sont fatalement condamnés à les trahir lun et lautre&nbsp;: dans la société des conservateurs, ils sont un élément de dissolution par leurs idées et leur langage&nbsp;; dans celle des révolutionnaires, ils deviennent réacteurs à outrance, abjurant leurs instincts de jeunesse et, comme le chien dont parle lÉvangile, «&nbsp;retournant à ce quils avaient vomi». Cest ainsi que, pendant la Révolution, les défenseurs les plus ardents de lancien régime furent ceux qui jadis lavaient poursuivi de leurs risées. Ils sapercevaient trop tard, comme les inhabiles magiciens de la légende, quils avaient une force trop redoutable pour leur faible volonté, pour leurs timides mains.</p>
<p>Une autre classe dévolutionnistes est celle des gens qui dans lensemble des changements à accomplir nen voient quun seul et se vouent strictement, méthodiquement à sa réalisation, sans se préoccuper des autres transformations sociales. Ils ont limité, borné davance leur champ de travail. Les uns, gens habiles, ont voulu de cette manière, se mettre en paix avec leur conscience et travailler pour la révolution future sans danger pour eux-mêmes. Sous prétexte de consacrer leurs efforts à une réforme de réalisation prochaine, ils perdent complètement de vue tout idéal supérieur et lécartent même avec colère afin quon ne les soupçonne pas de le partager. Dautres, plus honnêtes ou tout à fait respectables, même vaguement utiles à lachèvement du grand œuvre, sont ceux qui en effet ne voient, par étroitesse desprit, dautres progrès à accomplir que ceux quils préconisent. La sincérité de leur pensée et de leur conduite les place au-dessus de la critique&nbsp;: nous les disons nos frères, tout en reconnaissant avec chagrin combien est étroit le champ de lutte dans lequel ils se sont cantonnés. Je ne parle pas de ceux qui ont pris pour objectifs soit la réforme de lorthographe, soit la réglementation de lheure ou le changement du méridien, soit encore la suppression des corsets ou des bonnets à poils&nbsp;; mais il est des révolutions plus sérieuses qui ne prêtent point au ridicule et qui demandent chez leurs protagonistes, courage, persévérance et dévouement. Ainsi quand je vois une femme, pure de sentiments, noble de caractère, intacte de tout scandale dans lopinion, descendre vers les prostituées et leur dire&nbsp;: «&nbsp;Tu es ma sœur, et je viens mallier avec toi pour lutter contre lagent des mœurs qui tinsulte et met la main sur toi, contre le médecin de la police qui te fait ternir par des argousins et te viole par sa visite, contre la société tout entière qui te méprise et te foule aux pieds», je ne marrêterai pas à des considérations générales pour marchander mon respect à la vaillante révolutionnaire qui sest mise en lutte contre toute limpudique société. Sans doute, je nignore pas que toutes les révolutions se tiennent, et que la révolte de lindividu contre lÉtat embrasse la cause du forçat ou de tout autre réprouvé, aussi bien que celle de la prostituée&nbsp;; néanmoins je nen suis pas moins saisi dadmiration devant tous les vaillants qui combattent le bon combat dans leur étroit champ clos. Je les secoue avec émotion et je me dis&nbsp;: «&nbsp;Sachons les égaler, sur notre champ de bataille plus vaste, qui comprend la terre entière !&nbsp;»</p>
<p>En effet, lévolution embrasse lensemble des choses humaines et la révolution doit lembrasser aussi, bien quil ny ait pas toujours un parallélisme évident dans les événements partiels dont se compose lensemble du mouvement. Tous les progrès sont solidaires, et nous les désirons tous dans la mesure de nos connaissances et de notre force&nbsp;: progrès sociaux et politiques, moraux et matériels, de science, dart ou dindustrie. Évolutionnistes en toutes choses, nous sommes également révolutionnaires en tout, sachant que lhistoire même nest que la série des accomplissements, succédant à celle des préparations. La grande évolution intellectuelle qui émancipe les esprits doit aussi émanciper en fait les individus dans tous leurs rapports avec les autres individus.</p>
<h4>Évolution et Révolution, deux stades successifs dun même phénomène</h4>
<p>On peut dire ainsi que lévolution et la révolution sont les deux actes successifs dun même phénomène, lévolution précédant la révolution, et celle-ci précédant une évolution nouvelle, mère de révolutions futures. Un changement peut-il se faire sans amener de soudains déplacements déquilibre dans !a vie&nbsp;? La révolution ne doit-elle pas nécessairement succéder à lévolution, de même que lacte succède à la volonté dagir&nbsp;? Lun et lautre ne diffèrent que par lépoque de leur apparition. Quun éboulis barre une rivière, les eaux samassent peu à peu au-dessus de lobstacle, un lac se formera par une lente évolution, puis tout à coup une infiltration se produira dans la digue daval, la chute dun caillou décidera du cataclysme, lobstacle sera violemment emporté et le lac vidé redeviendra rivière&nbsp;: ainsi aura lieu une petite révolution terrestre.</p>
<p>Si la révolution est toujours en retard sur lévolution, la cause en est à la résistance des milieux&nbsp;: leau dun courant bruit entre ses rivages parce que ceux-ci la retardent dans sa marche&nbsp;; les vagues de la mer se brisent avec fracas sur les écueils et la foudre roule dans le ciel parce que latmosphère sest opposée à létincelle sortie du nuage. Chaque transformation de la matière, chaque réalisation didée est dans la période même du changement contrariée par linertie du milieu, et le phénomène nouveau ne peut saccomplir que par un effort dautant plus violent ou par une force dautant plus puissante, que la résistance est plus grande. Herder parlant de la Révolution française la déjà dit&nbsp;: «&nbsp;La semence tombe dans la terre, longtemps elle paraît morte, puis tout à coup elle pousse son aigrette, puis elle déplace la terre dure qui la recouvrait, elle fait violence à largile ennemie, et la voilà qui devient plante, qui fleurit et mûrit son fruit». Et lenfant, comment naît-il&nbsp;? Après avoir séjourné neuf mois dans les ténèbres du ventre maternel, cest aussi avec violence quil séchappe en déchirant son enveloppe, et parfois même en tuant sa mère. Telles sont les révolutions, conséquences forcées des évolutions qui les ont précédées.</p>
<h4>Révolutions progressives et Révolutions régressives</h4>
<p>Toutefois les révolutions ne sont pas nécessairement un progrès, de même que les évolutions ne sont pas toujours orientées vers la justice. Tout change, tout se meut dans la nature dun mouvement éternel, mais sil y a progrès il peut y avoir aussi recul, et si les évolutions tendent vers un accroissement de vie, il y en a dautres qui tendent vers la mort. Larrêt est impossible, il faut se mouvoir dans un sens ou dans une autre, et le réactionnaire endurci le libéral douceâtre qui poussent des cris deffroi au mot de révolution, marchent vers une révolution, celle de la mort. La maladie, la sénilité, la gangrène sont des évolutions au même titre que la puberté. Larrivée des vers dans le cadavre comme le premier vagissement de lenfant, indique quune révolution sest faite. La physiologie, lhistoire sont là pour nous montrer quil est des évolutions qui sappellent décadence et des révolutions qui sont la mort.</p>
<p>Lhistoire de lHumanité, bien quelle ne nous soit à demi connue que pendant une courte période de quelques milliers dannées, nous offre déjà des exemples sans nombre de peuplades et de peuples, de cités et dempires qui ont misérablement péri à la suite de lentes évolutions entraînant leur chute. Multiples sont les faits de tout ordre qui ont pu déterminer ces maladies de nations, de races entières. Cependant il est une cause majeure, la cause des causes dans laquelle se résume lhistoire de la décadence. Elle réside dans la constitution dune partie de la société en maîtresse de lautre partie, dans laccaparement de la terre, des capitaux, du pouvoir, de linstruction, des honneurs par quelques-uns ou par une aristocratie. Dès que la foule imbécile na plus le ressort de la révolte contre ce monopole dun petit nombre dhommes, elle est virtuellement morte et sa disparition nest plus quune affaire de peu de temps. La peste noire arrive bientôt pour nettoyer tout cet inutile pullulement dindividus sans liberté&nbsp;; les massacreurs accourent de lOrient ou de lOccident, et le désert se fait à la place des cités immenses. Ainsi moururent lAssyrie et lÉgypte, ainsi seffondrèrent la Perse, et quant tout lempire romain appartint à quelques grands propriétaires, le barbare eut bientôt remplacé le prolétaire asservi.</p>
<h4>Évènements complexes, à la fois décadence et progrès. Renaissance, Réforme, Révolution française.</h4>
<p>Mais il nest pas un événement qui ne soit double, à la fois un phénomène de mort et un phénomène de renouveau, cest-à-dire la résultante complexe dévolutions de décadence et de progrès. Ainsi cette destruction de lEmpire romain est un ensemble de révolutions correspondant à toute une série dévolutions dont les unes ont été funestes et les autres heureuses. Certes, ce fut un grand soulagement pour les opprimés que la chute de cette formidable machine décrasement qui pesait sur le monde&nbsp;; ce fut aussi une heureuse étape dans lhistoire de lHumanité que cette entrée violente de tous les peuples du nord dans le monde de la civilisation, mais à despotisme succéda despotisme, dune religion morte poussèrent les rejetons dune religion nouvelle, et pendant un millier dannées, une nuit dignorance et de sottise propagée par les moines se répandit sur la terre.</p>
<p>De même, les autres mouvements historiques se présentent sous deux faces, suivant les mille éléments qui les composent et dont les conséquences multiples se montrent dans les révolutions politiques et sociales. Lexemple même de la Révolution qui mit un terme au moyen-âge et à la nuit de la pensée, nous montre comment deux révolutions peuvent saccomplir à la fois, lune cause dc décadence et lautre de progrès. La période de la Renaissance qui retrouva les monuments de lantiquité, qui déchiffra ses livres et ses enseignements, qui dégagea la science des formules superstitieuses et lança de nouveau les hommes dans la voie des études désintéressées, eut aussi pour contre-coup dans le monde religieux cette scission du christianisme à laquelle on a donné le nom de Réforme. Il a semblé longtemps naturel de voir simplement dans cette révolution une des crises bienfaisantes de lHumanité, résumée par la conquête du droit dinitiative individuelle, par lémancipation des esprits que les prêtres avaient tenus dans une servile ignorance&nbsp;: on crut que désormais les hommes seraient leurs propres maîtres, égaux les uns des autres par lindépendance de la pensée. Mais on sait maintenant que la Réforme fut aussi la constitution déglises autoritaires en face de lautre église qui jusque-là avait possédé le monopole de lasservissement intellectuel. La Réforme déplaça les fortunes et les prébendes au profit du pouvoir nouveau, et de part et dautre naquirent des ordres, jésuites et contre-jésuites pour exploiter le peuple sous des formes nouvelles. Luther et Calvin parlèrent le même langage dintolérance féroce à légard de ceux qui ne partageaient pas leur manière de voir. Comme lInquisition, ils firent écarteler et brûler&nbsp;; leur doctrine fut une doctrine dasservissement et de lâcheté. Sans doute, il existe une différence entre le protestant et le catholique&nbsp;: (je parle de ceux qui le sont en toute sincérité, et non par simple convenance de famille). Celui-ci est plus naïvement crédule, aucun miracle ne létonne&nbsp;; celui-là fait un choix parmi les mystères et tient avec dautant plus de ténacité à ceux quil croit avoir sondés&nbsp;; il voit dans sa religion une affaire personnelle. En cessant de croire, le catholique cesse dêtre chrétien&nbsp;; en changeant de système, le protestant ne fait que changer de secte, il reste chrétien, inconvertissable mystique.</p>
<p>En continuant, nous arrivons à la grande époque évolutionnaire dont la Révolution américaine et la Révolution française furent les sanglantes crises. Ah&nbsp;! là du moins, semble-t-il, la révolution fut tout à lavantage du peuple, et ces grandes dates de lhistoire doivent être comptées comme inaugurant la naissance nouvelle de lHumanité. Les conventionnels voulurent commencer lhistoire au premier jour de leur constitution, comme si les siècles antérieurs navaient pas existé, et que lhomme politique pût vraiment dater son origine de la proclamation de ses droits. Certes, cette période de lhistoire est une grande époque dans la vie des nations, un espoir immense se répandit alors par le monde, la pensée libre prit un essor quelle navait jamais eu, les sciences se renouvelèrent, lesprit de découverte agrandit à linfini les bornes du monde, et jamais on ne vit un tel nombre dhommes transformés par un idéal nouveau, faire avec plus de simplicité le sacrifice de leur vie. Mais cette révolution, nous le voyons maintenant, nétait point la révolution de tous, elle fut celle de quelques-uns pour quelques-uns&nbsp;; le droit de lhomme resta purement théorique, la garantie de la propriété privée que lon proclamait en même temps, le rendait illusoire. Une nouvelle classe de jouisseurs avides, enthousiastes, se mit à lœuvre daccaparement, la Bourgeoisie remplaça la classe usée déjà sceptique et pessimiste de la vieille noblesse, et les nouveaux-venus se mirent avec une ardeur et une science que navaient jamais eues les anciennes classes dirigeantes à exploiter la foule de ceux qui ne possédaient point. Cest au nom de la liberté, de légalité, de la fraternité que se firent désormais toutes les scélératesses. Cest pour émanciper le monde que Napoléon traînait derrière lui un million dégorgeurs, cest pour faire le bonheur de leurs chères patries respectives que les capitalistes constituent ces vastes propriétés, bâtissent les grandes usines, établissent ces puissants monopoles qui recréent sous une forme nouvelle lesclavage dautrefois.</p>
<p>Ainsi toutes les révolutions ont été doubles&nbsp;: on peut dire que lhistoire offre en toutes choses son revers et son endroit, et nous qui ne voulons pas nous payer de mots, nous devons étudier avec une implacable critique, tous les faits qui se sont accomplis, percer à jour les hommes qui prétendent sêtre dévoués pour notre cause. Il ne suffit pas de crier&nbsp;: Révolution, Révolution&nbsp;! pour que nous marchions aussitôt derrière celui qui veut nous entraîner. Sans doute, quand on ignore la vérité, il est naturel quon suive son instinct. On comprend très bien que le taureau affolé se précipite sur un chiffon rouge et que le peuple toujours opprimé se rue avec fureur contre le premier venu quon lui désigne. Une révolution quelconque, si minime quelle soit en réalité, a toujours cela de bon quelle est un témoignage de force, mais le temps est venu que ce témoignage ne soit pas celui dune force aveugle et que les évolutionnaires, arrivant enfin à la pleine conscience de ce quils veulent réaliser dans la révolution prochaine, ne se précipitent pas au hasard donnant de la corne à droite et à gauche comme des animaux insensés,</p>
<p>On peut dire que jusquà maintenant aucune révolution na été complètement spontanée, et cest pour cela quaucune na complètement triomphé. Tous ces grands mouvements, sans exception, ont été plus ou moins dirigés et par conséquent ils nont réussi que pour les directeurs. Cest une classe qui a fait la Réforme et qui en a recueilli les avantages, cest une classe qui a fait la Révolution française et qui en exploite les profits, mettant en coupe réglée tous les malheureux qui lont servie pour lui procurer la victoire.</p>
<p>Aussi chaque révolution eut-elle son lendemain. La veille, on poussait le populaire au combat, le lendemain on lexhortait à la sagesse&nbsp;; la veille on lassurait que linsurrection est le plus sacré des devoirs, et le lendemain on lui prêchait que le roi est la meilleure des républiques, ou que le parfait dévouement consiste à mettre trois mois de misère au service de la Bourgeoisie. De révolution en révolution le cours de lhistoire ressemble à celui dun fleuve arrêté de distance en distance par des écluses. Chaque gouvernement, chaque parti vainqueur essaie à son tour dendiguer le courant pour lutiliser à droite et à gauche dans ses prairies ou dans ses moulins. Nous verrons sil en sera toujours ainsi et si !e peuple consentira sans cesse à faire la révolution non pour lui, mais pour quelque habile soldat, avocat ou banquier.</p>
<p>Cet éternel va et vient qui nous montre dans le passé la sortie des révolutions partiellement avortées, le labeur infini des générations qui se succèdent à la peine, roulant sans cesse le rocher qui les écrase, cette ironie du destin qui montre des captifs brisant leurs chaînes pour se laisser ferrer à nouveau, tout cela est la cause dun grand trouble moral, et, parmi les nôtres, nous en avons déjà vu beaucoup qui, perdant tout espoir et fatigués avant davoir combattu, se croisent les bras et se livrent à leur sort en abandonnant leurs frères. Cest quils ne savent pas, ou quils ne savent quà demi&nbsp;: ils ne voyaient pas encore le chemin quils avaient à suivre ou espéraient sy faire transporter par le sort comme un navire dont un vent favorable gonfle les voiles&nbsp;: ils voulaient réussir non de par une implacable volonté, mais de par leur bon droit et de par la chance, semblables aux mystiques qui marchent sur la terre et veulent se faire guider par une étoile qui brille dans le ciel.</p>
<h4>Révolutions conscientes succèdant aux Révolutions instinctives</h4>
<p>Toutefois la période du pur instinct est dépassée maintenant&nbsp;; les révolutions ne se feront plus au hasard, uniquement parce que loppression est gênante, elles se feront de plus en plus avec un but déterminé et suivant une méthode précise. On croyait autrefois que les événements se succédaient sans ordre, mais on apprend à en reconnaître la logique inexorable. Nous savons désormais quil existe une science sociale et nous comptons bien nous en servir contre nos ennemis pour hâter le jour de la délivrance finale.</p>
<p>Le premier fait mis en lumière par cette science est que la société se renouvelle sans cesse, et que toute tentative darrêt brusque dans lévolution ou de conservation de choses déjà vécues, est une utopie ou un crime. Un des coryphées du monde réactionnaire, digne continuateur des académies qui maudissaient les enseignements impies des Copernic et des Galilée et tournaient en dérision la doctrine de la circulation du sang, le grand savant Lombroso voit autant de fous dans tous les novateurs et pousse lamour de la stabilité sociale jusquà signaler comme des criminels politiques tous ceux qui critiquent les choses existantes, tous ceux qui sélancent vers linconnu&nbsp;; et pourtant il avoue que lorsquune idée nouvelle a fini par lemporter dans lesprit de la majorité des hommes, il faut sy conformer pour ne pas devenir révolutionnaire en sopposant au consentement universel&nbsp;: mais en attendant cette révolution fatale, il demande que les évolutionnaires soient traités comme des criminels. Fou lui-même, cet homme qui trouve tant de fous de par le monde, veut que lon punisse des actions qui demain seront louées de tous comme les produits de la plus pure morale&nbsp;: il eût fait boire la ciguë à Socrate, il eût mené Jean Hüss au bûcher&nbsp;; à plus forte raison eût-il guillotiné Babeuf, car de nos jours, Babœuf serait encore un novateur&nbsp;; il nous voue à toutes les fureurs de la vindicte sociale, non parce que nous avons tort, mais parce que nous avons raison trop tôt.</p>
<p>Quant à nous, il nous suffit de chercher à avoir de plus en plus raison. Nous arriverons à la paix sociale par létude approfondie des lois naturelles et de lhistoire, de tous les préjugés dont nous avons à nous défaire, de tous les éléments hostiles quil nous faut écarter, de tous les dangers qui nous menacent, de toutes les ressources dont nous pouvons disposer. Nous avons léchiquier devant nous. Il faut gagner la partie.</p>
<h4>Objectif révolutionnaire et savoir naissant des révoltés</h4>
<p>Quel est dabord notre objectif révolutionnaire&nbsp;? Tous, amis et ennemis savent quil ne sagit plus de petites révolutions partielles, mais bien dune révolution générale... Cest dans lensemble de la société, dans toutes ses manifestations que se prépare le changement. Les conservateurs ne sy sont point trompés quand ils ont donné aux révolutionnaires le nom général «&nbsp;dennemis de la religion, de la famille et de la propriété ;&nbsp;» ils auraient pu nous dire aussi les ennemis de la patrie politique. Oui, les anarchistes repoussent lautorité du dogme et lintervention du surnaturel dans la nature, et, en ce sens, quelle ferveur quils apportent dans la lutte pour leur idéal de fraternité et de solidarité, ils sont ennemis de la religion. Oui, ils veulent la suppression du trafic matrimonial, ils veulent les unions libres, ne reposant que sur laffection mutuelle, le respect de soi et de la dignité dautrui, et, en ce sens, si aimants et si dévoués quils soient pour ceux dont la vie est associée à la leur, ils sont bien les ennemis de la famille. Oui, ils veulent supprimer laccaparement de la terre et de ses produits pour les rendre à tous, et, en ce sens, si heureux quils soient dassurer à tous la jouissance des fruits du sol, ils sont les ennemis de la propriété. Enfin, si profond que soit leur sentiment de solidarité pour ceux qui les entourent, si vif que soit leur désir de voir leur village et leur pays heureux, si douce à leurs oreilles que soit la langue maternelle, ils le haïssent point létranger, ils voient un frère en lui, et revendiquent pour lui comme pour eux la même justice, la même liberté, et, en ce sens, ils sont ennemis de la patrie.</p>
<p>Que nous faut-il donc pour atteindre le but&nbsp;? Il faut avant tout nous débarrasser de notre ignorance, car lhomme agit toujours, et ce qui lui a manqué jusquici est davoir bien dirigé son action.</p>
<p>Nous voulons savoir. Nous nadmettons pas que la science soit un privilège, et que des hommes quelconques, haut perchés sur une montagne comme Moïse, sur un trône comme Marc-Aurèle, sur un Olympe ou sur un Parnasse en carton, ou simplement sur un fauteuil académique, nous dictent des lois en se targuant dune connaissance supérieure des lois éternelles. Il est certain que parmi les gens qui pontifient dans les hauteurs, il en est qui peuvent traduire convenablement le chinois, ou lire les cartulaires des temps mérovingiens ou disséquer lappareil digestif des punaises&nbsp;; mais ladmiration même que nous avons pour ces grands hommes ne nous empêche pas de discuter en toute liberté les paroles quils daignent nous adresser de leur empyrée. Nous nacceptons pas de vérité promulguée&nbsp;: nous la faisons nôtre dabord par létude et par la discussion, et nous apprenons à rejeter lerreur, fût-elle mille fois estampillée et patentée. Que de fois en effet, le peuple ignorant a-t-il dû reconnaître que ses savants éducateurs navaient dautre science à lui enseigner que celle de marcher paisiblement et joyeusement à labattoir, comme ce bœuf des fêtes que lon couronne de guirlandes en papier doré.</p>
<p>Notre commencement de savoir, nos petits rudiments de connaissances historiques nous disent quil ne faut point tolérer de maîtres, et quà tout ordre il faut répondre par la révolte. Lhistoire, si loin que nous remontons dans le passé, si diligemment que nous étudions autour de nous les sociétés et les peuples, civilisés ou barbares, policés ou primitifs, lhistoire nous dit que toute obéissance est une abdication, que toute servitude est une mort anticipée&nbsp;; elle nous dit aussi que tout progrès sest accompli en proportion de la liberté, de légalité et de laccord spontané des citoyens&nbsp;; tout siècle de découvertes, nous le savons, est un siècle pendant lequel le pouvoir religieux et politique se trouvait affaibli par des compétitions, et où linitiative humaine avait pu trouver une brèche pour se glisser, comme une touffe dherbes croissant à travers les pierres descellées dun palais.</p>
<p>Nos études, si peu avancées quelles soient encore, nous ont appris aussi que des institutions suffisent pour créer des maîtres, quand même le mot de liberté serait inscrit sur toutes les murailles et que lhymne de Guerre aux Tyrans résonnerait dans les rues. Sans être institué de droit divin, le maître peut le devenir également de par la volonté populaire. Cest au nom du peuple que le magistrat prononce des arrêts, mais sous prétexte quil défend la morale, il nen est pas moins investi du pouvoir dêtre criminel lui-même, de condamner linnocent au bagne et de glorifier le méchant&nbsp;; il dispose du glaive de la loi, il tient les clefs de la prison et dresse les guillotines&nbsp;; il fait léducation du policier, du mouchard, de lagent des mœurs&nbsp;; cest lui qui forme ce joli monde, ce quil y a de plus sale et de plus écœurant dans la fange et dans lordure.</p>
<p>Autre institution, !armée, qui est censée nêtre que le «&nbsp;peuple armé!&nbsp;» mais nous avons appris par une dure expérience que si le personnel des soldats sest renouvelé, le cadre est resté le même et que le principe na pas changé. Les hommes nont pas été achetés directement en Suisse ou en Allemagne&nbsp;: ce ne sont plus des lansquenets et des reîtres, mais en sont-ils plus libres&nbsp;? Les cinq cent mille «&nbsp;baïonnettes intelligentes&nbsp;» qui composent larmée de la République française ont-elles le droit de manifester cette intelligence quand le caporal, le sergent, toute la hiérarchie de ceux qui commandent ont prononcé «&nbsp;Silence dans les rangs !&nbsp;» Telle est la formule par excellence, et ce silence doit être en même temps celui de la pensée. Quel est lofficier, sorti de lécole ou sorti des rangs, noble ou roturier, qui pourrait tolérer un instant que dans toutes ces caboches alignées devant lui pût germer une pensée différente de la sienne&nbsp;? Cest dans sa tête, dans sa volonté que réside la force collective de toute la masse animée qui parade et défile à son geste, au doigt et à lœil. Il commande&nbsp;; à eux dobéir. «&nbsp;En joue&nbsp;! Feu !&nbsp;» et il faut tirer sur le Tonkinois ou sur le Nègre, sur le Bédouin de lAtlas ou sur celui de Paris, son ennemi ou son ami&nbsp;! «&nbsp;Silence dans les rangs !&nbsp;» Et si chaque année, les nouveaux contingents que larmée dévore, simmobilisent comme le veut le principe absolu de la discipline, nest-ce pas une espérance vaine que dattendre une réforme, une amélioration quelconque dans le régime inique sous lequel le pauvre est écrasé&nbsp;?</p>
<p>Et de toutes les autres institutions dites libérales, ou «&nbsp;protectrices&nbsp;» ou «&nbsp;tutélaires», nen est-il pas comme de la magistrature et de larmée&nbsp;? Ne sont-elles pas fatalement, de par leur fonctionnement même, autoritaires, abusives, malfaisantes&nbsp;? Elles nattendent pas dêtre fondées officiellement ou dêtre établies par la volonté dun prince ou par le vote dun peuple, pour essayer de sagrandir aux dépens de la société, et détablir le monopole à leur profit. Ainsi lesprit de corps entre gens qui sortent dune même école fait davance de tous les camarades autant de conspirateurs contre le bien public, autant dhommes de proie ligués pour détrousser les passants et se partager le butin. Voyez-les déjà, les futurs fonctionnaires, au collège avec leur képi numéroté ou dans quelque université avec leurs casquettes blanches ou vertes&nbsp;: peut-être nont-ils prêté aucun serment en endossant luniforme, mais sils nont pas juré, ils nen agissent pas moins suivant lesprit de caste, bien résolus à prendre toujours les meilleures parts. Essayez de rompre le «&nbsp;monôme&nbsp;» des anciens polytechniciens, afin quun homme de mérite puisse se mettre dans leurs rangs et arrive à partager les mêmes fonctions ou les mêmes honneurs&nbsp;! Jamais vous ny parviendrez. Plutôt mourir, que daccepter lintrus&nbsp;! Que lingénieur, feignant de savoir son métier, fasse des ponts trop courts ou des tunnels trop bas, peu nous importe, mais avant tout quil sorte de lÉcole.</p>
<p>Ainsi le révolutionnaire en sait assez pour se méfier à bon droit de tout pouvoir déjà constitué ou seulement en germe. Il en sait également assez pour se méfier des mots plus ou moins grandioses quon a pu lui enseigner et qui dordinaire cachent un redoutable piège. On lui parle de «&nbsp;patriotisme», mais il commence à savoir que ce mot représente pour le naïf une duperie pure&nbsp;; il apprend mieux de jour en jour que le patriotisme se prêche pour servir lensemble des intérêts et des privilèges de la classe dirigeante et quil doit engendrer, au profit de cette classe, la haine de frontière à frontière entre tous les faibles et les déshérités. On lui parle aussi dordre et de paix sociale. Sans doute, la paix sociale est un grand idéal à réaliser, à une condition pourtant&nbsp;: que cette paix soit celle de la vie et non celle du tombeau&nbsp;; quelle soit leffet non de la domination indiscutée des uns et de lasservissement sans espoir des autres, mais de la bonne et franche égalité entre compagnons. Voilà ce que sait lanarchiste sans avoir passé par les Universités&nbsp;; de raisonnement aussi bien quo dinstinct il sait que toute évolution doit se compléter par une révolution, et il se tient toujours prêt pour le changement.</p>
<p>Enfin il est une chose dordre capital que le peuple a bien apprise. Cest que la terre est dès maintenant riche et plus que riche pour subvenir abondamment à tous les besoins de lHumanité. «&nbsp;Il y aura toujours des pauvres avec vous !&nbsp;» aiment à répéter les ventrus, surtout les ventrus à la barbe huileuse comme on en trouve tant dans le monde des jésuites protestants. Cette parole, disent-ils, est tombée de la bouche de leur dieu et ils la répètent en tournant les yeux et en parlant du fond de la gorge pour lui donner plus de solennité. Et cest même parce que cette parole était censée divine que les pauvres aussi, dans le temps de leur pauvreté intellectuelle, comprenaient limpuissance de tous leurs efforts pour arriver au bien-être&nbsp;: se sentant perdus dans ce monde, ils regardaient vers le monde de lau-delà. «&nbsp;Peut-être, se disaient-ils, mourrons-nous de faim sur cette terre de larmes, mais à côté de Dieu, dans ce ciel glorieux, où nous aurons le nimbe du soleil autour de nos fronts, et où la voie lactée sera notre tapis, là-haut nous naurons plus besoin de nourriture comestible, et nous aurons la jouissance dentendre les hurlements du mauvais riche à jamais rongé par la faim». Maintenant quelques malheureux peut-être, se laissent encore mener par ces hallucinations, mais la plupart, devenus plus sages, ont maintenant les yeux tournés vers le pain de cette terre qui donne la vie matérielle, qui fait de la chair et du sang, et ils en veulent leur part. Nombreux sont ceux qui même savent que leur vouloir est justifié par la richesse surabondante de la terre.</p>
<p>Longtemps nous avons cru avec les savants trompeurs que la misère était fatale, que si les malheureux mouraient, cest quen réalité il ny avait pas assez de produits pour subvenir aux nécessités de tous les hommes. On voyait dun côté la tourbe des pauvres faméliques, de lautre côté quelques rares privilégiés mangeant à leur faim et shabillant à leur fantaisie, et on simaginait en toute naïveté quil ne pouvait en être autrement&nbsp;! Il est vrai quen temps dabondance, il eût été possible de partager et quen temps de disette tout le monde eût pu se mettre de concert à la ration, mais pareille façon dagir qui demandait dans lensemble de la société un lien de solidarité fraternelle ne paraissait pas encore possible, et le malheureux acceptait son infortune avec résignation. Cette terrible loi de Malthus qui avait été formulée comme une loi mathématique et qui semblait enfermer la société dans les formidables mâchoires de son syllogisme, était acceptée non seulement par les pontifes de la science économique, mais surtout par les victimes de léconomie sociale. Tous les misérables répétaient mélancoliquement le vers de Gilbert&nbsp;:</p>
<p>Au banquet de la vie, infortuné convive&nbsp;!</p>
<p>Ils croyaient savoir, les pauvres gens, quil ny avait point de place pour eux. La science navait-elle pas soufflé dans la trompette du jugement dernier en proclamant que les hommes croissent en nombre plus rapidement que les subsistances, et que par conséquent une élimination annuelle des individus surnuméraires était indispensable. LHumanité devait être mise en coupe réglée et, si on les en avait priés, ces messieurs auraient certainement poussé la condescendance jusquà fixer le nombre des victimes quil aurait fallu sacrifier chaque année aux dieux de lindustrie. Spectacle touchant si les ouvriers sétaient deux-mêmes offerts à la mort au lieu de mourir obscurément&nbsp;! On eût pu faire des discours académiques pour glorifier leur dévouement et jeter sur leurs corps quelques roses effeuillées.</p>
<h4>Nécessité de la Révolution. Loi de Malthus.</h4>
<p>Mais si les sacrifices édictés par les dignitaires de léconomie politique ne se sont pas faits sous formes de cérémonies publiques, de fêtes nationales, ils nen ont pas moins eu lieu et dune manière infiniment plus large que les pessimistes les plus sombres se limaginent. Ce ne sont pas des milliers, mais des millions de vies que réclame annuellement le dieu de Malthus. Il est pourtant facile de calculer approximativement le nombre de ceux que la destinée économique a condamnés à mort depuis le jour où le sombre théologien a proclamé sa prétendue loi. Durant ce siècle, trois générarations se sont succédées en Europe. Or, en consultant les tables de mortalité, on voit que la vie moyenne des gens riches qui ont toujours eu leurs aises (par exemple les lords dAngleterre), dépasse toujours soixante ans et atteint même soixante-dix ans. Ces gens ont pourtant, de par linégalité même, bien des raisons de ne pas fournir leur carrière normale&nbsp;: la vie les sollicite et les corrompt sous toutes les formes&nbsp;; mais le bon air. la bonne chère, la variété dans les occupations les guérissent et les renouvellent. Les gens asservis à un travail qui est la condition même de leur existence, sont au contraire, condamnés davance, pris en masse, (abstraction faite de ceux qui meurent plus tôt ou plus tard), à succomber, suivant les pays de lEurope, entre vingt et quarante ans, soit à trente ans en moyenne. Cest dire sils fournissent seulement la moitié dans qui leur seraient dévolus sils vivaient en liberté, maîtres de choisir leur séjour et leur œuvre. Ils meurent donc précisément à lheure où leur existence devrait atteindre toute son intensité, et chaque année, quand on fait le compte des morts, il est juste double de ce quil devrait être dans une société dégaux. Ainsi la mortalité de lEurope, ayant été de douze millions dhommes en 1890, on peut dire sans erreur possible que six millions dentreux ont été tués par les conditions sociales qui règnent dans notre milieu barbare&nbsp;; six millions ont péri par manque dair pur, de nourriture saine, dhygiène convenable, de travail harmonique. Eh bien&nbsp;! comptez les morts depuis que Malthus a parlé, prononçant davance sur limmense hécatombe son oraison funèbre&nbsp;! Nest-il pas vrai que toute une moitié de lHumanité dite civilisée se compose de gens qui ne sont pas invités au banquet social ou qui ny ont place que pour un temps et eurent la bouche contractée par les désirs inassouvis. La mort préside au repas, et de sa faulx elle écarte les tard-venus.</p>
<p>La situation est donc atroce, mais une immense évolution sest accomplie, annonçant la révolution prochaine. Cette évolution, cest que toute labominable «&nbsp;science&nbsp;» économique, prophétisant le manque de ressources et la mort inévitable des faméliques, a été percée à jour, et que lHumanité souffrante, se croyant pauvre naguère, a découvert sa richesse infinie. La terre est assez vaste pour nous porter tous sur son sein, elle est assez riche pour nous faire vivre dans laisance. Elle peut donner assez de moissons pour que tous aient à manger&nbsp;; elle fait naître assez de plantes fibreuses pour que tous aient à se vêtir&nbsp;; elle contient assez de pierres et dargile pour que tous puissent avoir des maisons. Tel est le fait économique dans toute sa simplicité. Non seulement ce que la terre produit suffirait si la consommation de ceux qui lhabitent, mais elle suffirait si la consommation doublait tout à coup, et cela quand même la science ninterviendrait pas pour faire sortir lagriculture de ses procédés empiriques et mettre à son service toutes les ressources fournies maintenant par la chimie, la physique, la météorologie, la mécanique, etc. LHumanité étant assimilée à une grande famille, la faim nest pas seulement un crime, elle est encore une absurdité, puisque les ressources dépassent deux fois les nécessités de la consommation. Tout lart actuel de la répartition, livrée au caprice individuel et à la concurrence effrénée des spéculateurs et des commerçants, consiste à faire hausser les prix, en retirant les produits à ceux qui les auraient pour rien et en les portant à ceux qui les paient cher&nbsp;: mais dans ce va-et-vient des denrées et des marchandises, les objets se gaspillent, se corrompent et se perdent. Les pauvres loqueteux qui passent devant les grands entrepôts le savent. Ce ne sont pas les paletots qui manquent pour leur couvrir le dos, ni les souliers pour chausser leurs pieds, ni les bons fruits, ni les boissons chaudes pour leur restaurer lestomac. Tout est en abondance et en surabondance, et pendant quils errent ça et là, jetant des regards affamés autour deux, le marchand se demande comment il pourra faire enchérir tous ses produits au besoin même en en diminuant la quantité. Mais le fait subsiste, la constance dexcédent pour les produits&nbsp;! Et pourquoi messieurs les économistes ne commencent-ils pas leurs ouvrages en constatant ce fait capital&nbsp;? Et pourquoi faut-il que ce soit à nous, révoltés, à le leur apprendre&nbsp;? Et comment expliquer que les ouvriers sans culture, conversant après le travail de la journée, en sachent plus long à cet égard que les élèves les plus savants de lÉcole des Sciences morales et politiques&nbsp;?</p>
<h4>Ignorance des savants, instruction croissante du peuple</h4>
<p>Ainsi, sans paradoxe aucun, le peuple — ou tout au moins la partie du peuple qui a le loisir de penser — en sait dordinaire beaucoup plus long que la plupart des savants&nbsp;; il ne connaît pas les détails à linfini, il nest pas initié à mille formules de grimoire&nbsp;; il na pas la tête remplie de noms en toute langue comme un catalogue de bibliothèque, mais son horizon est plus large, il voit plus loin dans les origines barbares et plus loin dans lavenir transformé&nbsp;; il a une compréhension meilleure de la succession des événements&nbsp;; il prend une part plus consciente aux grands mouvements de lhistoire&nbsp;; il connaît mieux la richesse du globe&nbsp;: il est plus homme enfin. A cet égard, on peut dire que tel camarade anarchiste de notre connaissance, jugé digne par la société daller mourir en prison, est réellement plus savant que toute une académie ou que toute une bande détudiants frais émoulus de lUniversité, bourrés de faits scientifiques. Le savant a son immense utilité comme carrier&nbsp;: il extrait les matériaux, mais ce nest pas lui qui les emploie&nbsp;; cest au peuple quil appartient délever lédifice. Si linstruction ne se donnait que dans lécole, les gouvernements pourraient espérer encore de maintenir les esprits dans la servitude, mais cest en dehors de lécole que lon sinstruit le plus, dans la rue, dans latelier, devant les baraques de foire, au théâtre, dans les wagons de chemins de fer, sur les bateaux à vapeur, devant les paysages nouveaux, dans les villes étrangères. Tout le monde voyage maintenant, soit par luxe, soit par nécessité. Pas une réunion dans laquelle ne se rencontrent des gens ayant vu la Russie, lAustralie, lAmérique, et si les circumnavigateurs de la terre sont encore lexception, il nest pour ainsi dire aucun homme qui nait assez voyagé pour voir au moins les contrastes du champ à la cité, de la montagne à la plaine, de la terre ferme à la mer. Les riches, cela va sans dire, ont de tout autres facilités que les pauvres pour parcourir le monde, mais ils voyagent dordinaire sans méthode et comme en surface&nbsp;; en changeant de pays, ils ne changent pas de milieu&nbsp;; ils sont toujours chez eux pour ainsi dire&nbsp;; le luxe, les jouissances des hôtels ne leur permettent pas dapprécier les différences essentielles de terre à terre, de peuple à peuple&nbsp;; le pauvre qui se heurte aux difficultés de la vie, est celui qui, sans cicérone, peut le mieux observer et retenir. Et la grande école du monde extérieur ne montre-t-elle pas également les prodiges de lindustrie humaine aux pauvres et aux riches, à ceux qui ont produit ces merveilles par leur travail et à ceux qui en profitent&nbsp;? Chemins de fer, télégraphes, béliers hydrauliques, perforatrices, jets de lumière sélançant du sol, le malheureux voit ces choses aussi bien que le puissant et son esprit nen est pas moins frappé. Pour la jouissance de quelques-unes de ces conquêtes de la science, le privilège a disparu. Menant sa locomotive à travers lespace, doublant sa vitesse et en arrêtant lallure à son gré, le mécanicien se croit-il linférieur du souverain qui roule derrière lui dans un wagon doré, mais qui nen tremble pas moins, sachant que sa vie dépend dun jet de vapeur, dun mouvement de levier ou dun pétard de dynamite&nbsp;?</p>
<p>La vue de la nature et des œuvres humaines, la pratique de la vie, voilà les collèges où se fait la véritable éducation des sociétés contemporaines. Les écoles proprement dites ont une importance relative bien moindre&nbsp;; cependant elles ont subi leur évolution dans le sens de légalité. Il fut un temps, et ce temps nest pas encore bien éloigné de nous, où toute léducation consistait en simples formules, en phrases mystiques, en extraits de livres vénérés. Entrez dans une de ces écoles de musulmans, ouvertes à côté des mosquées&nbsp;: vous y verrez des enfants passant des heures entières à épeler ou à réciter des versets du Koran. Entrez dans une école de prêtres chrétiens, protestants et catholiques, et vous entendrez de niaises cantilènes, des récitations absurdes, en latin ou en français incompréhensible. Mais voici que dans quelques-unes de nos écoles, par leffet de la pression den bas, un nouvel enseignement commence à se mêler à ces tristes routines&nbsp;; au lieu dy réciter seulement des formules, on y expose maintenant des faits, on y montre des rapports, on y signale des lois. Quels que soient les commentaires dont linstituteur routinier accompagne ce quil enseigne, les nombres nen restent pas moins incorruptibles. Quelle éducation prévaudra&nbsp;? Celle daprès laquelle deux et deux font toujours quatre, et qui prétend que rien ne se crée de rien, ou bien lancienne éducation dont il reste partout des traces, et daprès laquelle tout sort du néant et trois personnes nen font quune&nbsp;?</p>
<p>Il est vrai&nbsp;: lécole primaire nest pas tout&nbsp;; il ne suffit pas dentrevoir la science, il faut pouvoir se dévouer à létude. Aussi léducation socialiste demande-t-elle que lécole soit en permanence pour tous les hommes, et quaprès avoir reçu des «&nbsp;clartés de tout&nbsp;» dans les établissements publics, chacun de nous puisse se développer intégralement, en proportion de ses forces intellectuelles, dans la vie quil aura librement choisie. Mais avec ou sans écoles, toute grande conquête de la science finit par entrer dans le domaine public. Les savants de profession ont à faire pendant de long siècles le travail de recherches et de suppositions, ils ont à se débattre au milieu des erreurs et des faussetés&nbsp;; mais quand la vérité est enfin connue, souvent malgré eux et grâce à quelques révolutionnaires conspués, elle se révèle dans tout son état, simple et claire. Tous la comprennent sans effort&nbsp;; il semble quon lait toujours connue. Jadis les savants simaginaient que le ciel était une coupole ronde, un toit de métal, — que sais-je&nbsp;? — une série de voûtes, trois, sept, neuf, treize même ayant chacune leurs processions dastres, leurs lois différentes, leur régime particulier et leurs troupes danges et darchanges pour les garder. Mais depuis que tous ces cieux superposés dont parlent la Bible et le Talmud ont été démolis, il nest pas un enfant qui ne sache que lespace est libre, infini autour de la Terre. Cest à peine sil lapprend. Cest là une vérité qui fait désormais partie de lhéritage universel.</p>
<p>Il en est de même pour toutes les grandes acquisitions scientifiques. Elles ne sapprennent pas, pour ainsi dire, elles se savent. Il fut un temps où la grande majorité des hommes naissaient, vivaient esclaves, et navaient dautre idéal quun changement de servitude. Jamais il ne leur venait à la pensée qu«&nbsp;un homme vaut un homme». Ils lont appris maintenant et comprennent que cette égalité virtuelle donnée par lévolution doit se changer désormais en égalité réelle, grâce à la révolution. Les travailleurs, instruits par la vie, connaissent même certaines lois économiques bien mieux que les économistes de profession. Est-il, parmi les anarchistes, un seul ouvrier qui ne reste indifférent aux questions dimpôt progressif ou dimpôt proportionnel, et qui ne sache que tous les impôts sont payés en fin de compte par les plus pauvres&nbsp;? En est-il un qui ne connaisse la terrible fatalité de la «&nbsp;loi dairain», en vertu de laquelle il est condamné à ne recevoir quune pitance de misère, cest-à-dire le salaire exact qui lempêchera de mourir de faim pendant la durée de son travail&nbsp;? La dure expérience lui a suffisamment fait connaître cette loi fatale de léconomie politique.</p>
<p>Quelle que soit lorigine de linstruction, tous en profitent, et le travailleur nest pas celui qui en prend la moindre part. Quune découverte soit faite par un bourgeois, un noble ou un roturier, que le savant soit le potier Palissy ou le chancelier Bacon, le monde entier utilisera ses recherches. Certainement des privilégiés voudraient bien garder pour eux le bénéfice de la science et laisser lignorance au peuple&nbsp;: chaque jour des industriels sapproprient tel ou tel procédé chimique, et on a pu voir le médecin Koch, ligué avec son maître Guillaume, chercher à faire de la guérison des sujets un monopole de lÉtat&nbsp;; mais trop de chercheurs sont à lœuvre pour que les désirs égoïstes puissent saccomplir. Ces monopoleurs de science se trouvent dans la situation de ce magicien des Mille et une Nuits qui a descellé le vase où depuis dix mille ans dormait un génie enfermé. Ils voudraient le faire rentrer dans son réduit, le clore sous triple sceau, mais ils ont perdu le mot de la conjuration, et le génie est libre à jamais.</p>
<h4>Corrélation du Savoir et du Pouvoir</h4>
<p>Ainsi lignorance diminue, et, chez lévolutionniste révolutionnaire, le savoir dirigera bientôt le pouvoir. Cest là le fait capital qui nous fait espérer avec confiance que lhumanité est entrée dans une période de développement heureux et que, malgré linfini complication des choses, les éléments de progrès lemportent sur ceux de régression. Certes, lespérance et la crainte se combattent dans les esprits et la netteté de nos connaissances scientifiques ne nous permet pas encore de répondre avec exactitude à ce sujet. Cependant, en juxtaposant tous les arguments, ceux qui témoignent dune décadence et ceux qui prouvent une marche en avant, il paraît que ceux-ci sont de beaucoup les plus forts et que chaque jour dévolution nous rapproche de cette révolution qui détruira le pouvoir despotique des personnes et des choses, et laccaparement personnel des produits du travail collectif.</p>
<p>Une première cause de grand espoir est que nos adversaires ne songent plus que par accès, et sans y croire eux-mêmes, à maintenir le peuple endormi dans cette bonne religion de résignation et dhumilité qui était pourtant si commode pour expliquer la misère, linjustice et linégalité sociales. De toutes les digues opposées au courant révolutionnaire, celle-ci était de beaucoup la plus solide&nbsp;; mais, lézardée de tous côtés, elle fait eau, elle penche et chaque flot en emporte sa pierre.</p>
<p>Que faire pour remplacer la religion qui sen va&nbsp;? Puisque lopprimé ne croit plus au miracle, peut-être pourra-t-on le faire croire au mensonge&nbsp;? Cest dans cette espérance vaine que des savants, économistes, académiciens. commerçants, financiers, ont imaginé dintroduire dans la science cette proposition hardie, que la propriété et la prospérité sont toujours la récompense du travail. Mais il y aurait pudeur à discuter de pareilles assertions. En prétendant que le labeur est lorigine de la fortune, les économistes ont parfaitement conscience quils ne disent pas la vérité. Aussi bien que les socialistes, ils savent que la richesse est le produit, non du travail personnel, mais du travail des autres&nbsp;; ils nignorent pas que les coups de bourse et les spéculations, origine des grandes fortunes, nont pas plus de rapport avec le travail que nen ont les exploits des brigands&nbsp;; ils nosent pas prétendre que lindividu ayant 250,000 francs à dépenser par jour, cest-à-dire exactement ce qui serait nécessaire pour faire vivre cent mille personnes, se distingue des autres hommes par une intelligence cent mille fois supérieure à celle de la moyenne. Ce serait être dupe, presque complice, de sattarder à discuter les arguments hypocrites de cette prétendue origine de linégalité sociale.</p>
<p>Mais voici quon emploie un raisonnement dune autre nature et qui a du moins le mérite de ne pas reposer sur un mensonge. On invoque contre les revendications sociales le droit du plus fort. La théorie dite de Darwin vient de faire son entrée dans la science et lon croit pouvoir sen servir contre nous. En effet, cest bien le droit du plus fort qui triomphe pour laccaparement des fortunes. Celui qui est le plus apte matériellement, le plus favorisé par sa naissance, par son instruction, par ses amis, celui qui est le mieux armé et qui trouve devant lui les ennemis les plus faibles, celui-là a le plus de chances de réussir&nbsp;; mieux que dautres il peut se bâtir une citadelle du haut de laquelle il tirera sur ses frères infortunés.</p>
<p>Ainsi en a décidé le grossier combat des égoïsmes en lutte. Jadis on nosait trop avouer cette théorie de fer et de feu, elle eût paru trop violente et lon préférait les paroles mielleuses. On lenveloppait même sous de graves formules dont on espérait que le pauvre peuple ne comprendrait pas le sens&nbsp;: «&nbsp;Le travail est un frein&nbsp;» disait Guizot. Mais les découvertes de la science relatives au combat pour lexistence entre les espèces et à la survivance des plus vigoureuses, ont encouragé les théoriciens de la force à proclamer sans ambages leur insolente volonté&nbsp;: «&nbsp;Voyez, disent-ils, cest la loi fatale&nbsp;; cest limmuable destinée à laquelle mangeurs et mangés sont également soumis».</p>
<p>Nous devons nous féliciter de ce que la question soit ainsi simplifiée dans sa brutalité, car elle est dautant plus près de se résoudre. «&nbsp;La force règne !&nbsp;» disent les soutiens de linégalité sociale. Oui, cest la force qui règne&nbsp;! sécrie de plus en plus lindustrie moderne dans son perfectionnement féroce. Mais ce que disent les économistes, ce que disent les industriels, les révolutionnaires ne pourront-ils le dire aussi, tout en comprenant quentre eux laccord pour lexistence remplacera graduellement la lutte pour lexistence&nbsp;? La loi du plus fort ne fonctionnera pas toujours au profit du monopole industriel. «&nbsp;La force prime le droit», a dit Bismarck après tant dautres&nbsp;; mais on peut préparer le jour où la force sera au service du droit. Sil est vrai que les idées de solidarité se répandent, sil est vrai que les conquêtes de la science finissent par pénétrer dans les couches profondes, sil est vrai que les vérités deviennent propriété commune, si lévolution se fait dans le sens de la justice&nbsp;; les travailleurs qui ont en même temps le droit et la force, ne sen serviront-ils pas pour faire la révolution au profit de tous&nbsp;? Contre les masses associées, que pourront les individus isolés, si forts quils soient par largent, lintelligence et lastuce&nbsp;? Les gens de gouvernement, désespérant de leur cause, en sont venus à ne demander à leurs maîtres que la «&nbsp;poigne», leur seul chance de salut. Il ne serait pas difficile de citer des exemples de ministres que lon na choisis ni pour leur gloire militaire ou leur noble généalogie, ni pour leurs talents ou leur éloquence, mais uniquement pour leur manque de scrupules. A leur sujet le doute nest point permis&nbsp;: nul préjugé ne les arrête pour la conquête du pouvoir ou des écus.</p>
<p>Dans aucune des révolutions modernes nous navons vu les privilégiés combattre leurs propres batailles. Toujours ils sappuient sur des armées de pauvres auxquels ils enseignent ce quon appelle «&nbsp;la religion du drapeau&nbsp;» et quils dressent à ce que lon appelle «&nbsp;le maintien de lordre». Cinq millions dhommes, sans compter la police haute et basse, sont employés à cette œuvre en Europe. Mais ces armées peuvent se désorganiser, elles peuvent se rappeler les liens dorigine et davenir qui les rattachent à la masse populaire&nbsp;; la main qui les dirige peut manquer de vigueur. Composées en grande partie de prolétaires, elles peuvent devenir, elles deviendront certainement pour la société bourgeoise ce que les barbares à la solde de lempire sont devenus pour la société romaine, un élément de dissolution. Lhistoire abonde en exemples de laffolement subit qui sempare des puissants. Quand les malheureux déshérités se seront unis pour leurs intérêts, de métier à métier, de nation à nation, de race à race, quand ils connaîtront bien leur but, nen doutez pas, loccasion se présentera certainement demployer leur force au service du droit, et quelque puissant que soit le maître dalors, il sera bien faible en face de tous les faméliques ligués contre lui. A la grande évolution qui saccomplit maintenant succédera la grande révolution si longtemps attendue.</p>
<p>Ce sera le salut et il ny en a point dautre. Car si le capital garde la force, nous serons tous des esclaves de ses machines, de simples cartilages rattachant les dents de fer aux arbres de bronze ou dacier&nbsp;; si aux épargnes réunies dans les coffres des banquiers sajoutent sans cesse de nouvelles dépouilles gérées par des associés responsables seulement devant leurs livres de caisse alors cest en vain que vous feriez appel à la pitié, personne nentendra vos plaintes. Le tigre peut se détourner de sa victime, mais les livres de banque prononcent des arrêts sans appel&nbsp;; les hommes, les peuples sont écrasés sous ces pesantes archives dont les pages silencieuses racontent en chiffres lœuvre impitoyable. Si le capital doit lemporter, il sera temps de pleurer notre âge dor, nous pourrons alors regarder derrière nous et voir comme une lumière qui séteint tout ce que la terre eut de doux et de bon, lamour, la gaieté, lespérance. LHumanité aura cessé de vivre.</p>
<p>Il y a quelques années lhabitude sétait répandue dans le monde officiel et courtisan dEurope de répéter que le socialisme, lélément du renouveau dans la société, était mort, définitivement enterré. Un homme fort habile dans les petites choses, mais impuissant dans les grandes, un parvenu. un vaniteux qui haïssait le peuple parce quil en était issu, sétait vanté davoir «&nbsp;saigné la gueuse». Il croyait lavoir exterminée dans Paris, lavoir enfouie dans les fosses du Père-Lachaise. Cest à la Nouvelle-Calédonie, aux antipodes, pensait-il, que des échantillons malingres de ceux qui furent autrefois des socialistes pourraient être trouvés. Après M. Thiers, ses bons amis dEurope sempressèrent de répéter ses paroles, et de toutes parts, ce fut un chant de triomphe. Quant aux socialistes allemands, navions-nous pas là, pour les surveiller, le. maître des maîtres, celui dont un froncement de sourcils faisait trembler lEurope&nbsp;? Et les nihilistes de Russie&nbsp;? Quétaient ces misérables&nbsp;? Des monstres bizarres, des sauvages issus de Huns et de Bachkirs, dont les hommes du monde policé doccident navaient à soccuper que comme déchantillons dhistoire naturelle.</p>
<p>Néanmoins, la joie causée par la disparition du socialisme na pas duré. De mauvais rêves troublaient les bourreaux, il leur semblait que les victimes nétaient pas tout à fait mortes. Et maintenant existe-t-il encore un aveugle qui puisse douter de leur résurrection&nbsp;? Tous les laquais de plume qui répétaient après Gambetta&nbsp;: «&nbsp;Il ny a pas de question sociale !&nbsp;» ne sont-ils pas les mêmes qui reprennent les paroles de lempereur Guillaume, comme ils saisiraient au vol les crachats du Grand Lama, pour crier&nbsp;: «&nbsp;La question sociale nous envahit&nbsp;! La question sociale nous assiège !&nbsp;» Dans toutes les assemblées, les ouvriers se prononcent à lunanimité pour lappropriation du sol et des usines, considérée déjà comme le point de départ de la nouvelle ère économique. LAngleterre, les États-Unis, le Canada, lAustralie retentissent du cri :«&nbsp;Nationalisation du sol», et les grands propriétaires affolés sattendent à ce que le peuple entre en chasse contre eux. Est-ce que toute la littérature spontanée des chansons et des refrains socialistes na pas déjà repris en espérance tous les produits du travail collectif&nbsp;?</p>
<p>Nègre de lusine,</p>
<p>Forçat de la mine,</p>
<p>Ilote des champs,</p>
<p>Lève toi, peuple puissant&nbsp;:</p>
<p>Ouvrier. prends la machine&nbsp;!</p>
<p>Prends la terre, paysan&nbsp;!</p>
<p>Et la compréhension naissante du travailleur ne sévapore pas toute en chansons. Les rêves prennent un caractère agressif quelles navaient jamais eu. Ce ne sont plus seulement des actes de désespoir passif, des promenades mornes de faméliques demandant du pain&nbsp;; elles commencent à prendre des allures de revendications fort gênantes pour les capitalistes. Navons-nous pas vu aux États-Unis les ouvriers, maîtres pendant huit jours de tous les chemins de fer de lIndiana et dune partie du versant de lAtlantique&nbsp;? Et, lors de la grande grève des chargeurs et portefaix de Londres, tout le quartier des Docks ne sest-il pas trouvé de fait entre les mains dune foule internationale, fraternellement unie&nbsp;? Ainsi lévolution saccomplit, la révolution approche. Le socialisme, cest-à-dire larmée des individus qui veulent changer létat social, a repris sa marche. La foule en mouvement se précipite, et nul gouvernement nose plus fermer les yeux à la vue de ces masses profondes&nbsp;! Bien au contraire, le pouvoir sen exagère le nombre et cherche tantôt à les combattre par des lois absurdes, des vexations irritantes, tantôt par des politesses et des phrases à effet. Depuis quun souverain sest mis en frais de grâces pour le socialisme, la tourbe des «&nbsp;reptiles&nbsp;» se rue derrière lui pour faire assaut de courbettes. Pas un journal qui ne nous offre sa solution de la question sociale&nbsp;?</p>
<p>Maintenant le bruit de la révolution éclate déjà, ébranlant les usines, les parlements et les trônes. Mais on comprend quun sinistre silence se soit fait naguère lorsque «&nbsp;lordre régnait à Varsovie&nbsp;» et ailleurs. Au lendemain dune tuerie, il est peu dhommes qui osent se présenter aux balles. Lorsquune parole, un geste sont punis de la prison, bien clairsemés sont les hommes qui ont le courage de sexposer au danger. Ceux qui acceptent tranquillement le rôle de victimes pour une cause dont le triomphe est encore douteux ou même douteux sont rares&nbsp;: tout le monde na pas lhéroïsme de ces nihilistes russes qui composent des journaux dans lantre même de leurs ennemis et qui vont les afficher sur les murs entre deux factionnaires. Il faut être bien dévoué soi-même pour avoir le droit den vouloir à ceux qui ne se déclarent pas socialistes quand leur travail en dépend, cest-à-dire la vie de ceux quils aiment. Mais si tous les opprimés nont pas le tempérament de héros, ils nen sentent pas moins la souffrance, ils nen ont pas moins le vouloir dy échapper, et létat desprit, de tous ceux qui souffrent comme eux et qui en connaissent la cause finit par créer une force révolutionnaire. Dans telle ville où il nexiste pas un seul groupe danarchistes, tous les ouvriers le sont déjà dune manière plus ou moins consciente. Dinstinct ils applaudissent le camarade qui leur parle dun état social où il ny aura plus de maîtres et où le produit du travail sera dans les mains du producteur. Cet instinct contient en germe la révolution future, car de jour en jour il se précise et se transforme en connaissance distincte. Ce que louvrier sentait vaguement hier, il le sait aujourdhui, et chaque nouvelle expérience le lui fait mieux savoir. Et les paysans qui ne trouvent pas à se nourrir du produit de leur lopin de terre, et ceux, bien plus nombreux encore, qui nont pas en propre une motte dargile, ne commencent ils pas à comprendre que la terre doit appartenir à celui qui la cultive&nbsp;? Ils lont toujours senti dinstinct&nbsp;; ils le savent maintenant et se préparent à parler le langage précis de la revendication.</p>
<h4>Révolution prochaine, conséquence de lévolution accomplie. Inflexibilité nécessaire du Capital</h4>
<p>Voilà létat de choses&nbsp;! Et quelle peut en être lissue&nbsp;? Lévolution qui se fait dans lesprit des travailleurs, cest-à-dire du plus grand nombre, cette évolution amènera forcément une révolution, car lhistoire nous enseigne que les défenseurs du privilège ne céderont point de bonne grâce à la poussée den bas.</p>
<p>Ils céderont, mais par crainte, car laffection et la bonté ne peuvent naître dans une œuvre de haine. Ils feront volte-face, mais quand il y aura pour eux impossibilité absolue de continuer leur marche dans la voie suivie. Il est dans la nature même des choses que tout organisme fonctionne dans le sens de son mouvement normal&nbsp;; il peut sarrêter, se briser, mais non fonctionner à rebours. Toute autorité cherche à sagrandir aux dépens dun plus grand nombre de sujets&nbsp;: toute monarchie tend forcément à devenir monarchie universelle. Ni Alexandre, ni César, ni Attila, ni Charlemagne, ni Bonaparte nauraient jamais pu être satisfaits dans leur ambition. Jamais financier ne sest dit&nbsp;: «&nbsp;Cest assez&nbsp;! je ne veux plus de millions!&nbsp;» Et même sil avait la sagesse de modérer ses vœux, le milieu même dans lequel il se trouve travaillerait pour lui&nbsp;: les capitaux continuent denfanter des revenus comme des mères Gigogne. Dès quun homme est nanti dune autorité quelconque il veut en user et sans contrôle&nbsp;; il nest geôlier qui ne tourne sa clef dans la serrure avec un sentiment glorieux de sa toute-puissance, dinfime garde champêtre qui ne surveille la propriété des maîtres avec une haine sans bornes contre le maraudeur&nbsp;; misérable huissier qui néprouve un souverain mépris pour le pauvre diable auquel il fait sommation.</p>
<p>Et si les individus isolés sont déjà énamourés de la «&nbsp;part de royauté&nbsp;» quon a eu limprudence de leur départir, combien plus encore les corps constitués ayant des traditions de pouvoir héréditaire et un point dhonneur collectif&nbsp;? On comprend, quun individu, soumis à une influence particulière, puisse être accessible à la raison ou à la bonté et que, touché dune pitié soudaine, il abdique sa puissance ou rende sa fortune, et demande en grâce dêtre accueilli comme un frère par ceux quil opprimait jadis à son insu ou inconsciemment&nbsp;; mais comment attendre acte pareil de toute une caste dhommes liés les uns aux autres par une chaîne dintérêts, par les illusions et les conventions professionnelles, par les amitiés et les complicités, même par les crimes&nbsp;? Et quand les serres de la hiérarchie et lappeau de lavancement tiennent lensemble du corps de la nation en une masse compacte, quel espoir a-t-on de les voir sadoucir tout à coup, quel rayon de la grâce pourrait humaniser cette caste ennemie, — armée, magistrature, clergé&nbsp;?</p>
<p>Comment simaginer quun pareil groupe puisse avoir des accès de vertu collective et céder à dautres raisons que la peur, lorsque la révolution savance et que la machine vivante composée de rouages humains, ahuris ou terrifiés, sarrête spontanément.</p>
<p>Mais en admettant que les bons riches soient illuminés soudain par un astre brillant dans le ciel et quils se sentent convertis, renouvelés comme par un coup de foudre, en admettant limpossible, quils aient conscience de leur égoïsme passé et quils se débarrassent en toute hâte de leur fortune au profit de ceux quils ont lésés, quils rendent tout et se présentent les mains nues dans lassemblée des pauvres, en leur disant&nbsp;: «&nbsp;Prenez !&nbsp;» sils faisaient toutes ces choses, eh bien&nbsp;! justice ne serait point encore faite&nbsp;: ils garderaient encore le beau rôle qui ne leur appartient pas et lhistoire les présenterait dune façon mensongère. Cest ainsi que des flatteurs ont voulu glorifier la nuit du 4 août comme le moment décisif de la Révolution française, celui où les nobles abandonnèrent de leur plein gré titres, privilèges et richesses. Si lon a montré sous cet aspect un abandon fictif consenti sous la pression du fait accompli, que ne dirait-on pas dun abandon, réel et spontané de la fortune mal acquise par les anciens exploiteurs&nbsp;? Il serait à craindre que ladmiration et la reconnaissance publique les rétablit à leur place usurpée. Non, il faut, pour que justice se fasse, pour que les choses reprennent leur équilibre naturel, il faut que les opprimés se relèvent par leur propre force, que les volés reprennent leur bien, que les esclaves reconquièrent la liberté. Ils ne lauront réellement quaprès lavoir gagnée de haute lutte.</p>
<p>Le type des compagnies dexploitation moderne est encore bien plus éloigné de tout sentiment dhumanité que la magistrature ou toute autre caste «&nbsp;inamovible». Cest la société capitaliste constituée par actions, obligations, crédit, cest-à-dire par un va et vient de papiers et décus. Comment faire pour moraliser ces paperasses et ces monnaies&nbsp;? et leur inspirer cet esprit de solidarité envers les hommes qui prépare la voie aux changements de létat social&nbsp;? Telle banque composée de purs philanthropes nen prélèverait pas moins ses commissions, intérêts et gages&nbsp;: elle ignore que des larmes ont coulé sur les gros sous ct sur les pièces blanches si péniblement amassées, qui vont sengouffrer dans les énormes coffres-forts à centuple serrure. On nous dit toujours dattendre lœuvre du temps qui doit amener ladoucissement des mœurs et la réconciliation finale, mais comment ce coffre-fort sadoucira-t-il, comment sarrêtera le fonctionnement de cette formidable mâchoire de logre broyant sans cesse les générations humaines&nbsp;?</p>
<h4>Péjoration fatale de toutes les institutions du pouvoir, monarchiques ou républicaines</h4>
<p>Nous tous qui, pendant une vie déjà longue, avons vu les révolutions politiques se succéder, nous pouvons nous rendre compte de ce travail incessant de préparation que subissent les institutions basées sur lexercice du pouvoir. Il fut un temps où ce mot de «&nbsp;République&nbsp;» nous transportait denthousiasme&nbsp;: il nous semblait que ce terme était composé de syllabes magiques, et que le monde serait comme renouvelé le jour où lon pourrait enfin le prononcer à haute voix sur les places publiques. Et quels étaient ceux qui brûlaient de cet amour mystique pour lavènement de lère républicaine, et qui voyaient avec nous dans ce changement extérieur linauguration de tous les progrès politiques et sociaux&nbsp;? Ceux-là même qui sont maintenant au pouvoir, ceux qui ont les places et les sinécures, ceux qui font les aimables avec les ambassadeurs russes et les barons de la finance. Et certes, je nimagine pas que dans ces temps déjà lointains tous ces parvenus fussent en masse de purs hypocrites. Il y en avait bien quelques-uns parmi eux, gens qui flairaient le vent et orientaient leur voile. Mais la plupart étaient sincères sans doute&nbsp;: ils croyaient à la République, et cest de tout cœur quils en acclamaient la trilogie&nbsp;: Liberté, Égalité, Fraternité&nbsp;!</p>
<p>Mais que de chemin parcouru depuis&nbsp;! La République, comme forme de pouvoir sest affermie, et cest en proportion même de son affermissement quelle est devenue servante à tout faire. Comme par un mouvement dhorlogerie, aussi régulier que la marche de lombre sur un mur, tous ces fervents jeunes hommes qui faisaient des gestes de héros devant les sergents de ville sont devenus des gens prudents et timorés dans leurs demandes de réformes, puis des satisfaits, enfin des jouisseurs et des goinfres de privilèges. La magicienne Circé, autrement dit la luxure de la fortune et du pouvoir les a changés en pourceaux&nbsp;! Et leur besogne tend de plus en plus à consolider les institutions quils attaquaient autrefois. Ils saccommodent parfaitement de tout ce qui les indignait. Eux qui tonnaient contre lÉglise et ses empiétements saccommodent maintenant du Concordat et donnent du Monseigneur aux évêques. Ils parlaient avec éloquence de la fraternité universelle, et cest les outrager aujourdhui que de répéter simplement les paroles quils prononçaient alors. Ils dénonçaient avec horreur limpôt du sang, mais récemment ils enrégimentaient jusquaux moutards et se préparaient peut-être à faire des lycéennes autant de vivandières. «&nbsp;Insulter larmée&nbsp;» — cest-à-dire ne pas cacher les turpitudes de lautoritarisme sans contrôle et de lobéissance passive, — cest pour eux le plus grand des crimes. Manquer de respect envers limmonde agent des mœurs, ou labject policier ou la valetaille des légistes assis ou debout, cest outrager la justice et la morale .Il nest point dinstitution vieillie quils nessaient de consolider&nbsp;; grâce à eux lAcadémie, si honnie jadis, a pris une espèce de popularité&nbsp;: ils se pavanent sous la coupole de linstitut, quand un des leurs, devenu mouchard, a fleuri de palmes vertes son habit à la française. La croix de la légion dhonneur était leur risée, ils en ont inventé de nouvelles, jaunes, vertes, bleues, multicolores. Ce que lon appelle la République ouvre toutes grandes les portes de son bercail à ceux qui en abhorrent jusquau nom, hérauts du droit divin, chantres du Syllabus, pourquoi ceux-ci nentreraient-ils pas&nbsp;? Ne sont-ils pas chez eux au milieu de tous ces parvenus qui les entourent chapeau bas&nbsp;?</p>
<p>Mais il ne sagit point ici de critiquer et de juger ceux qui par une lente corruption ou par de brusques soubresauts ont passé du culte de la sainte République à celui du pouvoir et des abus sacro-saints&nbsp;! Dès leur point de départ, la carrière quils ont suivie est précisément celle quils devaient parcourir. Ils admettaient tous que la société doit être constituée en État ayant son chef et ses législateurs&nbsp;; tous avaient la «&nbsp;noble&nbsp;» ambition de servir leur pays et de se «&nbsp;dévouer&nbsp;» à sa prospérité et à sa gloire. Ils acceptaient le principe, les conséquences sen suivent. République et républicains sont devenus la triste chose que nous voyons&nbsp;; et pourquoi nous en irriterions-nous&nbsp;? Cest une loi de nature que larbre porte son fruit, que tout gouvernement fleurisse et fructifie en caprices, en tyrannie, en usure, en scélératesses, en meurtres et en malheurs.</p>
<p>Cest chimère dattendre que lAnarchie, idéal humain, puisse sortir de la République, forme gouvernementale. Les deux évolutions se font en sens inverse, et le changement ne peut saccomplir que par une rupture brusque, cest-à-dire par une révolution. Mais ny a-t-il pas aussi des socialistes parmi les gens à laffût du pouvoir&nbsp;? Sans doute, et ce sont précisément ceux que nous redoutons le plus. Cest par décret quils feront le bonheur du peuple, par la police quils auront la prétention de se maintenir&nbsp;! Le pouvoir nest autre chose que lemploi de la force&nbsp;: leur premier soin sera donc de se lapproprier, de consolider même toutes les institutions qui leur faciliteront le gouvernement de la société. Peut-être auront-ils laudace de les renouveler par la science afin de leur donner une énergie nouvelle. Cest ainsi que dans larmée on emploie des engins nouveaux, des poudres sans fumée&nbsp;; et ces inventions ne servent quà tuer plus rapidement&nbsp;; cest ainsi que dans la police on a inventé lanthropométrie, un moyen de changer la France entière en une grande prison. On commence par mesurer les criminels vrais ou prétendus, puis on mesure les suspects, et nous finirons par y passer tous. «&nbsp;La police et la science se sont entrebaisées», aurait dit le Psalmiste.</p>
<p>Ainsi rien, rien de bon ne peut nous venir de la République et des républicains arrivés, cest-à-dire détenant le pouvoir. Cest une chimère en histoire, un contresens de lespérer. La classe qui possède et qui gouverne est fatalement ennemie de tout progrès. Le véhicule de la pensée moderne, de lévolution intellectuelle et morale est la partie de la société qui peine, qui travaille et que lon opprime. Cest elle qui élabore lidée, elle qui la réalise, elle qui, de secousse en secousse, remet constamment en marche ce char social, que les conservateurs essaient sans cesse de caler sur la route, dempêtrer dans les ornières ou denliser dans les marais de droite ou de gauche.</p>
<h4>Sociétés opposées&nbsp;; forces en lutte</h4>
<p>Les deux sociétés opposées existent dans lHumanité&nbsp;: elles sentremêlent, diversement rattachées ça et là par ceux qui veulent sans vouloir, qui savancent pour reculer&nbsp;; mais si nous voyons les choses de haut, sans tenir compte des incertains et des indifférents que le destin fait mouvoir comme des flots, il est clair que le monde actuel se divise en deux camps, ceux qui veulent conserver linégalité et la pauvreté, cest-à-dire lobéissance et la misère pour les autres, les jouissances et le pouvoir pour eux-mêmes, et ceux qui revendiquent pour tous le bien-être et la libre initiative.</p>
<p>Entre ces deux camps, il semble dabord que les forces soient bien inégales. Les souteneurs de la société actuelle ont les propriétés sans limites, les revenus qui se comptent par millions et par milliards, toute la puissance de lÉtat avec les armées des employés, des soldats, des gens de police, des magistrats, tout larsenal des lois et des ordonnances. Et les socialistes, les artisans de la société nouvelle, que peuvent-ils opposer à toutes ces forces organisées&nbsp;? Rien, semble-t-il. Sans argent, sans armée, ils succomberaient, en effet, sils ne représentaient lévolution des idées et des mœurs. Ils ne sont rien, mais ils ont pour eux le mouvement de la pensée humaine. La logique des événements leur donne raison et davance leur assure le triomphe en dépit des lois et des sbires.</p>
<p>Les efforts tentés pour endiguer la révolution peuvent aboutir en apparence, et les réactionnaires se félicitent alors à grand cri, mais leur joie est vaine, car refoulé sur un point, le mouvement se produit aussitôt sur un autre&nbsp;: si quelque Encelade réussissait à jeter un fragment de montagne dans un cratère, léruption ne se ferait point par le gouffre obstrué soudain, mais la montagne se fendrait ailleurs et cest par la nouvelle ouverture que sélancerait le fleuve de lave. Cest ainsi quaprès lexplosion de la Révolution française, Napoléon crut être le Titan qui refermait le cratère des révolutions, et la tourbe des flatteurs, la multitude infinie des ignorants le crut avec lui&nbsp;; cependant, les soldats même quil promenait à sa suite à travers lEurope contribuaient à répandre des idées et des mœurs nouvelles, tout en accomplissant leur œuvre de destruction&nbsp;: tel futur «&nbsp;décabriste&nbsp;» ou «&nbsp;nihiliste&nbsp;» russe prit sa première leçon de révolte dun prisonnier de guerre sauvé des glaçons de la Bérézina. La conquête temporaire de lEspagne suffit pour délivrer de lintolérable régime colonial toutes les immenses provinces du Nouveau-Monde.</p>
<p>LEurope semblait sarrêter, mais par contre-coup lAmérique se mettait en marche. Napoléon navait été quune ombre passagère.</p>
<p>La force extérieure de la société doit changer en proportion de la poussée intérieure, nul fait dhistoire nest mieux constaté. Cest la sève qui fait larbre et qui lui donne ses feuilles et ses fleurs&nbsp;; cest le sang, qui fait lhomme&nbsp;; ce sont les idées qui font la société. Or, il nest pas un conservateur qui ne se lamente de ce que les idées, les mœurs, tout ce qui fait la vie profonde de lHumanité, se soit modifié depuis le «&nbsp;bon vieux temps». Les formes sociales ne doivent-elles pas changer aussi&nbsp;? La Révolution se rapproche en raison même du travail intérieur des esprits.</p>
<h4>Disparition de la foi. Diminution respect. Pessimisme et suicide.</h4>
<p>Que chacun fasse appel à ses souvenirs pour constater les changements qui se sont produits déjà dans la manière de penser et de sentir, depuis le milieu du siècle&nbsp;! La nécessité dun maître, dun chef ou capitaine en toute organisation paraissait hors de doute&nbsp;: un Dieu dans le ciel, ne fût-ce que le Dieu de Voltaire, un souverain sur un trône ou sur un fauteuil, ne fût-ce quun roi constitutionnel ou un président de république, «&nbsp;un cochon à lengrais», suivant lheureuse expression de lun dentre eux&nbsp;; un patron pour chaque usine, un bâtonnier dans chaque corporation, un mari, un père à grosse voix dans chaque ménage. Mais de jour en jour le préjugé se dissipe et le prestige des maîtres diminue&nbsp;; les auréoles pâlissent à mesure que grandit le jour. En dépit du mot dordre, qui consiste à faire semblant de croire, même quand on ne croit pas, en dépit dacadémiciens et de normaliens qui doivent à leur dignité de feindre, la foi sen va et malgré les agenouillements, les signes de croix et les parodies mystiques, la croyance en ce Maître Éternel dont était dérivé le pouvoir de tous les maîtres mortels se dissipe comme un rêve de nuit. Ceux qui ont visité lAngleterre et les États-Unis à vingt années dintervalle sétonnent de la prodigieuse transformation qui sest accomplie à cet égard dans les esprits. On avait quitté des hommes fanatiques, intolérants, féroces dans leurs croyances religieuses et politiques&nbsp;; on retrouve des gens à lesprit ouvert, à la pensée libre, au cœur élargi. Ils ne sont plus hantés par lhallucination du Dieu vengeur.</p>
<p>La diminution du respect est dans la pratique de la vie le résultat capital de cette évolution des idées. Allez chez les prêtres, bonzes ou marabouts&nbsp;: doù vient leur amertume&nbsp;? de ce quon ose penser sans leur avis. Et chez les grands personnages&nbsp;: de quoi se plaignent-ils&nbsp;? de ce quon les aborde comme dautres hommes. On ne leur cède plus le pas, on néglige de les saluer. Et quand on obéit aux représentants de lautorité, parce que le gagne-pain lexige, et quon leur donne en même temps les signes extérieurs du respect, on sait ce que valent ces maîtres&nbsp;; et leurs propres subordonnés sont les premiers à les tourner en ridicule. Il ne se passe pas de semaine que des juges siégeant en robe rouge, toque sur tête, ne soient insultés, bafoués par leurs victimes sur la sellette. Tel prisonnier a même lancé son sabot à la tête du président. Lombre des robins dautrefois en a frémi sans doute jusquau fond des enfers.</p>
<p>Il est vrai le respect sen va, non pas ce juste respect qui sattache à lhomme de droiture, de dévouement et de labeur, mais ce respect bas et honteux qui suit la richesse ou la fonction, ce respect desclave qui porte la foule des badauds vers le passage dun roi et qui change les laquais et les chevaux dun grand personnage en objets dadmiration. Et non seulement le respect sen va, mais ceux-là qui prétendent le plus à la considération de tous sont les premiers à compromettre leur rôle dêtres surhumains. Autrefois les souverains dAsie connaissaient lart de se faire adorer. On voyait de loin leurs palais&nbsp;; leurs statues se dressaient partout, on lisait leurs édits, mais ils ne se montraient point. Les plus familiers de leurs sujets ne les abordaient quà genoux, parfois un voile souvrait à demi pour les montrer comme dans un éclair et les faire disparaître soudain, laissant tout émue lâme de ceux qui les avaient entrevus un instant. Alors le respect était assez profond pour tenir de la stupeur&nbsp;: un muet portait aux condamnés un cordon de soie et cela suffisait pour que le fidèle adorateur se pendît aussitôt. Tamerlan, se promenant au haut dune tour, fait un signe aux cinquante courtisans qui lenvironnent, et tous se précipitent dans lespace. Et que sont les Tamerlans de nos jours, sinon des apparences&nbsp;? Simple convention, linstitution royale a perdu cette sanction du respect universel qui lui donnait toute sa valeur. «&nbsp;Le roi, la foi, la loi&nbsp;» disait-on jadis. «&nbsp;La foi&nbsp;» ny est plus, et sans elle le roi et la loi sévanouissent&nbsp;: ce ne sont plus que des fantômes.</p>
<p>Ceux qui sont marqués pour la mort nattendent pas quon les tue&nbsp;: ils se suicident&nbsp;; soit quils se fassent sauter la cervelle ou se mettent la corde au cou, soit quils se laissent envahir par la mélancolie, le marasme, le pessimisme, toutes maladies mentales qui pronostiquent la fin et en avancent la venue. Chez le jeune privilégié, fils dune race épuisée, le pessimisme nest pas seulement une façon de parler, une attitude, cest une maladie réelle. Avant davoir vécu, le pauvre enfant ne trouve aucune saveur à lexistence, il se laisse vivre en rechignant, et cette vie endurée de mauvais gré est comme une mort anticipée. En ce triste état, on est déjà condamné à toutes les maladies de lesprit, folie, sénilité, démence. On se plaint de la diminution des enfants dans les familles, et doù vient la stérilité croissante, volontaire ou non, si ce nest dun amoindrissement de la force virile ou de la joie de vivre&nbsp;? Nest-ce pas un signe des temps que toute une école littéraire ait pris le nom de «&nbsp;décadents». Parmi les journaux qui durent, nen est-il pas un qui porte le nom, — probablement mérité, — de Journal des Abrutis&nbsp;?</p>
<p>Dans le monde qui travaille, où lon a pourtant bien des causes de tristesse, on na pas le temps de se livrer aux langueurs du pessimisme. Il faut vivre, il faut aller de lavant, progresser quand même, renouveler les forces vives pour la besogne journalière. Cest par laccroissement de ces familles que la société se maintient, et de leur milieu surgissent incessamment des hommes qui reprennent lœuvre des devanciers et, par leur initiative hardie, lempêchent de tomber dans la routine.</p>
<h4>Internationale</h4>
<p>Les grands événements auxquels notre génération a participé sont issus de ce monde du travail, et les «&nbsp;classes dirigeantes&nbsp;» ny ont été pour rien. LInternationale&nbsp;! Depuis la découverte de lAmérique et la circumnavigation de la Terre, nest-ce pas le fait le plus considérable de lhistoire des hommes&nbsp;? Colomb, Magellan, El Cano ont constaté, les premiers, lunité matérielle de la Terre, et depuis cette époque, maints philosophes et révolutionnaires avaient prévu sa future unité morale. Que de fois na-t-on pas célébré les jours à venir où disparaîtraient les frontières, mais elles nen existaient pas moins, jusquau jour où des travailleurs anglais, français, allemands, oubliant la différence dorigine et se comprenant les uns les autres malgré la diversité du langage, se réunirent pour ne former quune seule et même nation, au mépris de tous les gouvernements respectifs. Sans doute, les commencements de lInternationale furent peu de chose, à peine quelques milliers dhommes sétaient groupés dans cette association, cellule primitive de lHumanité future, mais les historiens comprirent limportance capitale de lévénement qui venait de saccomplir. Et dès les premières années de son existence, pendant la Commune de Paris, on put voir par le renversement de la colonne Vendôme que les idées de lInternationale étaient devenues une réalité vivante. Chose inouïe jusqualors, les vaincus renversèrent avec enthousiasme le monument danciennes victoires, non pour flatter lâchement ceux qui venaient de vaincre à leur tour, mais pour témoigner de leur sympathie fraternelle envers les frères quon avait menés contre eux, et de leurs sentiments dexécration contre les maîtres et rois qui de part et dautre conduisaient leurs sujets à labattoir. Pour ceux qui savent se placer en dehors des luttes mesquines des partis et contempler de haut la marche de lhistoire, il nest pas, en ce siècle, de signe des temps qui ait une signification plus imposante que le renversement de la colonne impériale sur sa couche de fumier&nbsp;!</p>
<p>On la redressée depuis, de même quaprès la mort de Charles 1er et de Louis XVI on restaura les royautés dAngleterre et de France, mais on sait ce que valent les restaurations&nbsp;; on peut recrépir les lézardes, mais la poussée du sol ne manquera pas de les rouvrir&nbsp;: on peut rebâtir les édifices, mais on ne fait pas renaître la foi première qui les avait édifiés. Le passé ne se restaure, ni lavenir ne se détourne. Il est vrai que tout un appareil de lois interdit lInternationale. En Italie on la qualifiée d«&nbsp;Associations de Malfaiteurs». On en punit les membres du cachot et du bagne. Précautions misérables&nbsp;! Sous quelque nom quon la déguise, la fédération internationale des Travailleurs nen existe et ne sen développe pas moins, toujours plus solidaire et plus puissante. Cest même une singulière ironie du sort, de nous montrer combien ministres et magistrats, ces législateurs et leurs complices, sont des êtres faciles à duper et combien ils sempêtrent dans leurs propres lois. Leurs armes ont à peine servi que déjà, tout émoussées, elles nont plus de tranchant. Ils prohibent lInternationale, mais ce quils ne peuvent prohiber, cest laccord naturel et spontané de tous les travailleurs qui pensent, cest le sentiment de solidarité qui nous unit de plus en plus, cest notre alliance toujours plus intime contre les parasites de diverses nations et de diverses classes. Ces lois ne servent quà rendre grotesques les graves et majestueux personnages qui les édictent. Pauvres fous, qui commandez à la mer de reculer&nbsp;!</p>
<p>Par un contraste bizarre, jamais on ne parla de la patrie avec une aussi bruyante affectation que depuis le temps où on la voit se perdre peu à peu dans la grande patrie terrestre de lHumanité. On ne voit plus que des drapeaux, surtout à la porte des guinguettes et des maisons à fenêtres louches. Les «&nbsp;classes dirigeantes&nbsp;» se targuent à pleine bouche de leur patriotisme, tout en plaçant leurs fonds à létranger et en trafiquant avec Vienne ou Berlin de ce qui leur rapporte quelque argent, même les secrets dÉtat. Jusquaux savants, oublieux du temps où ils constituaient une république internationale de par le monde, qui parlent de «&nbsp;science française», de «&nbsp;science allemande», de «&nbsp;science italienne&nbsp;» comme sil était possible de cantonner entre des frontières, sous légide des gendarmes, la connaissance des faits et la propagation des idées&nbsp;: on fait du protectionnisme pour les productions de lesprit comme pour les navets et les cotonnades. Mais en proportion même de ce rétrécissement intellectuel dans le cerveau des importants sélargit la pensée des petits. Les hommes den haut raccourcissent leur domaine et leur espoir à mesure que nous, les révoltés, nous prenons possession de lUnivers et agrandissons nos cœurs. Nous nous sentons camarades de par la terre entière, de lAmérique à lEurope et de lEurope à lAustralie&nbsp;; nous nous servons du même langage pour revendiquer les mêmes intérêts et le moment vient où nous aurons spontanément la même tactique, un seul mot de reconnaissance. Notre armée se lèvera de tous les coins du monde.</p>
<p>Déjà des signes avant-coureurs ont annoncé la grande lutte. Navons-nous pas vu, le 1er mai 1890, les ouvriers du monde entier sunir dans une même pensée pour répondre à lappel dun inconnu quelconque, peut-être dun camarade australien&nbsp;? Na-t-il pas été prouvé, ce jour-là, que lInternationale était bien ressuscitée, non point à la voix des chefs, mais par la pression des foules&nbsp;? Ni les «&nbsp;sages conseils&nbsp;» des socialistes en place, ni lappareil répressif des gouvernements nont pu empêcher les opprimés de toutes les nations de se sentir frères sur tout le pourtour de la planète et de se le dire les uns aux autres. Et pourtant il sagissait de bien peu de chose, dune simple manifestation platonique, dune parole de ralliement, dun mot de passe&nbsp;! Il plaisait au monde des travailleurs de se sentir vibrer dune même secousse électrique.</p>
<p>Certes, le cri de «&nbsp;Travail des huit heures!&nbsp;» proféré le 1er mai dun bout de la terre à lautre nest point révolutionnaire, car il naurait dautre résultat, sil était favorablement accueilli, que de confirmer les pouvoirs du patronat, maître des salaires&nbsp;! Du moins ce mot de rappel, cette date fixe ont-ils pris un sens épique par leur universalité. La force des choses, cest-à-dire lensemble des conditions économiques, fera certainement naître pour une cause ou pour une autre, à propos de quelque fait imprévu, une de ces crises soudaines qui passionnent même les indifférents, et nous verrons tout à coup jaillir cette immense énergie qui sest emmagasinée dans le cœur des hommes par le sentiment violé de la justice, par les souffrances inexpiées, par les haines inassouvies. Chaque jour peut amener une catastrophe et la situation est tellement tendue que dans chaque pays on sattend à un éclat, qui sait&nbsp;? peut être la première fusée de lexplosion&nbsp;! Le renvoi dun ouvrier, une grève locale, un massacre fortuit, peuvent être la cause de la révolution, de même quune simple étincelle peut allumer une poudrière. Cest que le sentiment de solidarité gagne de plus en plus et que toute secousse locale tend à ébranler lHumanité. Il y a deux ans à peine quun ouvrier proposa quelque part la «&nbsp;grève générale !&nbsp;» Le mot parut bizarre, on le prit pour lexpression dun rêve, dune espérance chimérique, puis on le répéta dune voix plus haute, et maintenant il retentit si fort que le monde des capitalistes en tremble. Non, la grève générale nest pas impossible. Salariés Anglais, Belges, Français, Allemands, Américains, Australiens comprennent quil dépend deux de refuser le même jour tout travail à leurs patrons, et ce quils comprennent aujourdhui pourquoi ne le pratiqueraient-ils pas demain&nbsp;? Un vent dorage passe sur les peuples comme sur lOcéan&nbsp;: attendons-nous à la tempête&nbsp;!</p>
<p>Il me souvient, comme si je la vivais encore, dune heure poignante de ma vie où la joie profonde davoir agi suivant mon cœur et ma pensée se mêlait à lamertume de la défaite. Il y a vingt années de cela. La Commune de Paris était en guerre contre les troupes de Versailles, et le bataillon dans lequel jétais entré avait été fait prisonnier sur le plateau de Châtillon. Cétait le matin, un cordon de soldats nous entourait et des officiers moqueurs venaient faire les beaux devant nous. Plusieurs nous insultaient&nbsp;; un deux qui, plus tard, devint sans doute un des élégants parleurs de lAssemblée, pérorait sur la folie des Parisiens&nbsp;; mais nous avions dautres soucis que de lécouter. Celui des officiers qui me frappa le plus était un homme sobre de paroles, au regard dur, à la figure dascète, probablement un hobereau de campagne élevé par les jésuites. Il passait lentement sur le rebord abrupt du plateau, et se détachait en noir comme une vilaine ombre sur le fond lumineux de Paris. Les rayons du soleil naissant sépandaient en nappe dor sur les maisons et sur les dômes&nbsp;: jamais la belle cité, la ville des révolutions, ne mavait paru plus belle&nbsp;! «&nbsp;Vous voyez votre Paris !&nbsp;» disait lhomme sombre en nous montrant de son arme léblouissant tableau&nbsp;; «&nbsp;Eh bien, il nen restera pas pierre sur pierre !&nbsp;»</p>
<p>En répétant daprès ses maîtres cette parole biblique, appliquée jadis aux Ninives et aux Babylopes, le fanatique officier espérait sans doute que son cri de haine serait une prophétie, Toutefois Paris nest point tombé&nbsp;; non seulement il en reste «&nbsp;pierre sur pierre&nbsp;»&nbsp;: mais ceux qui lui faisaient haïr Paris, cest-à-dire ces trente-cinq mille hommes que lon égorgea dans les rues, dans les casernes et dans les cimetières, ne sont point morts en vain et de leurs cendres sont nés des vengeurs. Et combien dautres «&nbsp;Paris», combien dautres foyers de révolution consciente sont nés de par le monde&nbsp;! Où que nous allions, à Londres ou à Bruxelles, à Barcelone ou à Sydney, à Chicago ou à Buenos Ayres, partout nous avons des compagnons qui sentent et parlent comme nous. Sous la grande forteresse quont bâtie les héritiers de la Rome césarienne et papale, le sol est miné partout et partout on attend lexplosion. Trouverait-on encore, comme au siècle dernier, des Louis XV assez indifférents pour hausser les épaules en disant&nbsp;: «&nbsp;Après moi le déluge!&nbsp;» Cest aujourdhui, demain peut-être, que viendra la catastrophe. Balthazar est au festin, mais il sait bien que les Perses escaladent les murailles de la cité.</p>
<p>De même que lartiste pensant toujours à son œuvre la tient en entier dans sa tête avant de lécrire ou de la peindre, de même lhistorien voit davance la révolution sociale&nbsp;: pour lui, elle est déjà faite. Toutefois nous ne nous faisons point illusion&nbsp;: nous savons que la victoire définitive nous coûtera encore bien du sang, bien des fatigues et des angoisses. A lInternationale des opprimés répond une Internationale des oppresseurs. Des syndicats sorganisent de par le monde pour tout accaparer, produits et bénéfices, et pour enrégimenter tous les hommes en une immense armée de salariés. Et ces syndicats de milliardaires et de faiseurs, circoncis et incirconsis, espèrent, non sans raison, que par la toute puissance de largent ils auront à leurs gages les gouvernements et tout leur outillage de répression&nbsp;: armée, magistrature et police. Ils espèrent aussi que par lhabile évocation des haines de races et de peuples, ils réussiront à tenir les foules exploitables dans cet état dignorance patriotique et niaise qui maintient la servitude. En effet, toutes ces vieilles haines, ces traditions danciennes guerres et ces espoirs de revanche, cette illusion de la patrie, avec ses frontières et ses gendarmes, et les excitations journalières des chauvins de métier, soldats ou journalistes, tout cela nous présage encore bien des luttes, mais nous avons des avantages que lon ne peut nous ravir. Nos ennemis savent quils poursuivent une œuvre funeste et nous savons que la notre est bonne&nbsp;; ils se détestent et nous nous entraimons&nbsp;; ils cherchent à faire rebrousser lhistoire et nous marchons avec elle.</p>
<h4>Future coïncidence pacifique de lÉvolution et de la Révolution</h4>
<p>Ainsi les grands jours sannoncent. Lévolution sest faite, la révolution ne saurait tarder. Dailleurs ne saccomplit-elle pas constamment sous nos yeux, par multiples secousses&nbsp;? Plus les travailleurs, qui sont le nombre, auront conscience de leur force, et plus les révolutions seront faciles et pacifiques. Finalement, toute opposition devra céder et même céder sans lutte. Le jour viendra où lÉvolution et la Révolution, se succédant immédiatement, du désir au fait, de lidée à la réalisation, se confondront en un seul et même phénomène. Cest ainsi que fonctionne la vie dans un organisme sain, celui dun homme ou celui dun monde.</p>
<p><strong>FIN</strong></p>
<hr>
<p>Consulté le 2 mai 2016 de http://kropot.free.fr/Reclus-evorevo1.htm</p>
<p>Publication de la Révolte, 1891. (Voir aussi&nbsp;: <a href="https://fr.theanarchistlibrary.org/library/elisee-reclus-l-evolution-la-revolution-et-l-ideal-anarchique">LÉvolution, la Révolution et lIdéal anarchique</a>, version ultérieure de ce même texte.)</p>
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